lettre à Guy de Maupassant, 26 juillet 2017
lettre à Guy de Maupassant, 26 juillet 2017
Mon cher Guy,
Il me faut vous apprendre que tout est bien différent ici depuis votre départ.
Les ports, tout d'abord – je commencerai ainsi puisque vous aimez tant la mer –, sachez que bien des ports, modestes à votre époque, ont pris de l'importance, au point qu'on n'en finit pas de parcourir certains d'entre eux, fût-ce du regard, et je gage que vous perdriez le vôtre dans la seule zone portuaire du Havre ; Yport, au contraire, qui n'abrite plus que quelques embarcations, vides au dedans et écaillées au dehors et juste bonnes à faire des caloges, Yport ressemble davantage à un cimetière de tombes flottantes, sur lesquelles on a rapidement peint, en guise de nom, deux lettres et quatre chiffres – par suite, je n'ai trouvé nulle trace de votre "Jeanne"... Presque plus de barques, partant bientôt plus de pêcheurs, car l'eau en cet endroit est devenue malodorante, polluée, malsaine même, au point qu'un arrêté municipal interdit désormais d'y pêcher et d'y récolter des coquillages.
Oui, tout est devenu bien différent ici, Guy.
Closes à jamais, les maisons closes, comme celle que vous connaissiez à Saint-Jouin-Bruneval, près d'Étretat, ou encore celle de Fécamp, dont vous parlez dans nombre de vos contes et nouvelles et qui, par sa proximité, bravait l'église Saint-Étienne ; désaffectées, justement, les églises que votre génération fréquentait avec tant d'affectation et, dans les cimetières y attenant, effacées, les inscriptions des tristes résidents de jadis : plus trace de ces noms et dates auxquels on ramenait toute une vie et que le curé de Notre-Dame d'Étretat, que nous espérons meilleur prêtre que pédagogue, vous faisait apprendre par cœur, non pour honorer la mémoire, mais pour exercer votre mémoire. Je crois bien que les tombes mêmes n'existent plus, signe sans doute que le terrain a pris de la valeur dans le bourg des deux Portes et de l'Aiguille Creuse... Étretat, d'ailleurs, qui comptait tant pour vous, compte autrement depuis qu'on a vendu son charme impressionniste au réalisme économique du tourisme de masse, en sorte que les quelques maisons qui le constituaient alors et que vous disiez posées en tous sens, comme plantées à la faveur d'une semaille céleste, eh bien, ces demeures ont multiplié, pour n'offrir, depuis les hauteurs, que le spectacle d'une banale linéarité.
Oui, tout est bien différent ici depuis votre départ.
Vous n'aimeriez peut-être pas revenir. Vous étiez trop visionnaire pour apprécier cette vision-là et votre esprit pourtant toujours en mouvement s'accommoderait mal de la vitesse que ce siècle a enclenchée, une vitesse qui a davantage besoin de l'efficacité du bitume que de sentes où l'on se perde ; une vitesse qui a cantonné les ifs aux seuls cimetières, ainsi leurs pauvres fruits empoisonnés cesseraient de tuer les chevaux et leur beauté majestueuse ravirait les morts, tout en exacerbant le deuil de leurs rares visiteurs ; une vitesse qui a couvert nos chaumières normandes de roseaux étrangers, car il faut laisser tranquilles nos marais pour épargner quelques grives ; une vitesse qui ostracise les vieux aux gestes lents et quiconque pense que perdre du temps est la meilleure façon de gagner sur lui.
Trop de vitesse pouvant faire dérailler et perdre le sens, c'est à l'envers, Guy, qu'on a parfois l'impression de vous retrouver en Normandie, quand Miromesnil, dont vous n'avez gardé aucun souvenir, est toute dévouée au vôtre, alors que la maison de votre grand-mère à Fécamp, qui a recueilli les rires de votre jeunesse, n'a plus rien d'intime, incluse qu'elle est dans un lycée, et a perdu son aspect d'origine, la façade défigurée par de grandes fenêtres modernes, n'est pas visitable, même.
Je ne parlerai pas de Rouen, où l'on vous mentionne si peu – mais de cela, vous vous moqueriez sans doute, n'est-ce pas ?
Oui, tout est si différent, mon cher ami, depuis votre départ, et pourtant, pourtant, rien n'a changé, en réalité.
Le paysan et le fermier l'ont cédé à l'ouvrier et à l'entrepreneur, mais l'un et l'autre apparaissent toujours, comme vous les avez décrits dans vos contes et romans, aussi malins face à l'autre que crédules envers eux-mêmes ; les femmes se sont défaites de leurs chaînes et d'une bonne partie de ce qui les revêtait également, sans cesser jamais de paraître fortes et belles ; le climat, qui ne répond plus de rien, reste toutefois soumis aux merveilles qu'il doit refléter à la surface de la Manche, de la Seine, de la Risle, à la surface de nos larmes mêmes, comme il en va de tout ce qui s'écoule et qu'on ne peut complètement endiguer.
Les livres, enfin, ne se lisent plus autant, alors qu'on en écrit – ou, devrais-je dire, qu'on en produit – toujours davantage. La faute en incombe encore à la vitesse, cette vitesse qui fait préférer la surface des images à la profondeur de l'imagination, l'immédiateté du plaisir à son anticipation et à sa construction ; l’œil est trop sollicité pour laisser au cerveau le temps de gérer l'information de ce qu'il capte et c'est nous qui devenons captifs, captifs d'une vitesse dépréciant le temps.
Somme toute, Guy, la Normandie n'a pas changé pour qui sait s'y arrêter. Alors, peut-être pourriez-vous revenir ? C'est que nous avons tant besoin de gens comme vous.
Quant à nous, en attendant, nous nous essaierons à être de ces gens-là.
Lettre de P. H. à Guy de Maupassant,
écrite à Rouen, le 26 juillet 2017